Chez monsieur Reynans

 FLORA DE LA FORÊT

Chapitre II

Chez M. Reynans

             Dans la grande salle à manger, Johannes retrouva Marc, mais aussi Christian, qui avait échangé son élégant costume contre un pull quelconque et un jean usé. Un couple les rejoignit. L’homme s’appelait Gérard et sa compagne, Élise. Ils venaient de fêter leurs noces de porcelaine et avaient été invités par le maître des lieux autour d’un repas en l’honneur de leurs vingt ans de vie commune. Le ménage vivait à Levansol et fréquentait parfois la table du domaine.

            Marc s’occupait du service, tout en profitant des convives, comme l’aurait fait une maîtresse de maison. Il était secondé par sa femme, Jeanne, et par son fils, Laurent. M. Reynans présenta à tous son nouveau garde.

            Johannes, qui avait redouté l’ennui et les mondanités, fut conquis par l’auguste personnalité de M. Reynans, apprécia sa cordialité ainsi que celle des convives. De temps à autre, on lui posait des questions auxquelles il répondait avec amabilité, mais sans ambages, car il était peu enclin aux paroles superflues. L’ambiance familiale, voire intime, ainsi que l’excellent vin, que Marc s’empressait de verser dans les verres à pied et qui faisait un peu tourner la tête, incitèrent les hôtes à se laisser aller aux confidences.          

         Élise et Gérard évoquèrent, avec pudeur, leur amour encore vif, après tant d’années, parfois semées d’obstacles. Johannes devint songeur face à ce couple qui avait réussi à défier l’usure du temps, malgré l’adversité. Lui qui avait connu tant de ménages déchirés, se demandait comment l’amour pouvait rester si vivant et posséder tant de force. Car Johannes avait du mal à croire en un attachement réciproque et durable. L’exemple de ses parents, toujours unis au bout de quarante ans de mariage, aurait dû le rendre plus optimiste. Mais il se disait qu’ils étaient issus d’une autre génération, quand l’idée de divorce ou de séparation ne pouvait être envisagée sans porter atteinte aux mœurs de l’époque.

       Johannes fut tiré de sa réflexion par la voix chaude de Christian. Ce dernier se mit à évoquer certains détails du concert qu’il avait donné en début d’après-midi. Il se pencha ensuite sur sa carrière naissante. Il était violoniste et son talent commençait à être reconnu. Son regard brun, empli de franchise, son visage aux traits plaisants, ses cheveux châtains, savamment désordonnés, son attitude décontractée, renvoyaient l’image d’une personne jeune, charmante et désinvolte. Marc, plutôt bavard, à l’inverse de Jeanne, prenait souvent la parole. Il se complaisait à raconter, avec une verve entrainante, des histoires cocasses, vécues ou inventées. Il semblait fort satisfait lorsqu’il réussissait à faire rire son entourage. Quant à M. Reynans, il disposait d’une éloquence toute naturelle. Doté d’un caractère réservé, il ne prenait la parole que par nécessité. Au cours du repas, Élise lui demanda des nouvelles de sa fille.

— Comment va Flora, et que devient-elle ? Cela fait longtemps que je ne l’ai plus revue.

       Le prénom de Flora résonna en écho dans l’esprit de Johannes. Il se rappela aussitôt les vers qu’il venait de lire et dont la muse, apparemment, n’était autre que mademoiselle Reynans. Il apprit, ce soir-là, que Flora avait obtenu son baccalauréat à l’âge de dix-sept ans. Elle avait ensuite intégré une grande école d’ingénieur à Paris où elle partageait, durant l’année scolaire, un modeste appartement avec deux étudiantes de son âge. Élise déclara :

— Tient, j’aurai cru que, Flora, avec son âme d’artiste et ses dons pour la musique, aurait choisi une autre voie.

Christian reprit :

— Elle était faite pour percer dans la musique. C’est tout de même dommage, quand on a autant de talent…

       Il laissa sa phrase en suspens. Son visage devint sérieux et les étincelles joyeuses qui brillaient toujours dans ses yeux s’amenuisèrent. Il se remémora les souvenirs qu’il avait en commun avec Flora. Il évoqua les vacances au domaine, lorsque ses parents le confiaient à la famille Reynans, les escapades dans la campagne, la vie insouciante de deux enfants pleins d’ardeur et d’innocence. Mais une terrible épreuve était venue altérer ce bonheur. Mme Reynans trouva la mort dans un accident de la route. Flora n’avait alors que dix ans. Après ce drame, les rires, la musique et les chants de cette fillette si joyeuse ne résonnèrent plus dans la maison. Et elle devint grave à l’âge où l’on sort de l’enfance. Elle traversa l’adolescence en pansant la plaie douloureuse qu’avait causée le départ prématuré de sa mère. Cependant, dotée d’un caractère résolu et d’une mémoire exceptionnelle, elle put continuer à étudier avec une facilité déconcertante. À l’âge de quatorze ans, elle avait acquis une force d’âme et une maturité rares pour une jeune fille de cet âge. Elle fut alors persuadée que sa mère, au-delà de la mort, désirait qu’elle retrouvât la joie et lui demandait de se remettre à jouer des airs au piano. Peu à peu, la musique résonna dans la grande demeure. Le tempérament enjoué et affirmé de la jeune fille reprit le dessus. Elle s’émerveilla à nouveau de la beauté des arts et de la création, car tout son être était mû par une âme contemplative.

       Ces réminiscences plongèrent les convives dans un mutisme teinté de chagrin. Afin de briser le silence, M. Reynans demanda à Christian d’interpréter quelques airs de musique. Le violoniste alla aussitôt chercher son instrument. Il le posa sur son épaule, ferma les yeux, resta un instant immobile et se mit à frotter l’archet sur les cordes. L’espace s’emplit soudain de sonorités éloquentes. Christian, avant de jouer, n’omettait pas d’indiquer le titre de l’œuvre. Il interpréta tout d’abord La Sérénade de Schubert, enchaîna avec une Valse en la mineur, suivi d’un nocturne en do mineur de Chopin, puis joua l’Air de Jean Sébastien Bach, ainsi que le canon en ré majeur de Pachelbel. Il continua avec d’autres morceaux dont Johannes oublia le titre. Après un long moment, Christian s’arrêta et déplora l’absence de Flora. Il manquait le piano. Puis, après un temps de pause, il reprit son instrument pour interpréter une musique plus rythmée, qui emplit joyeusement la pièce et engendra une tonalité de fête. Le récital se termina à une heure tardive et Johannes, presque à contrecœur, dû retourner dans la chambre d’ami au luxe délicat.

       Malgré une grande lassitude, il n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il écoutait souffler le vent, au-delà de la fenêtre, qui semblait, par moments, pénétrer, insidieux, dans l’étrange demeure, avec des gémissements furtifs et des craquements plus ou moins prononcés. Les airs de violon résonnaient encore dans sa tête et paraissaient, de temps à autre, provenir du rez-de-chaussée. Johannes, qui scrutait les murmures de la maison, sentit soudain, tout près de lui, une présence éthérée. Une voix vint lui souffler ces paroles : « Tu me cherches Johannes. Pourtant, tu ne me connais pas… » Troublé, il se releva aussitôt et alluma la lampe de chevet. Assis sur le rebord du lit, il crut un instant que sa raison défaillait. La fatigue ne faisait pas bon ménage avec le cadre solennel et insolite de cette demeure dont le décor suranné avait forcément frappé son esprit. Il eut du mal à se situer dans l’espace et s’étonna de se trouver ainsi, dans cette vaste maison, perdue aux abords d’une épaisse forêt. Enfin, un calme relatif s’empara des lieux, troublé parfois par les rumeurs sporadiques de la bâtisse, et Johannes sombra dans un profond sommeil.

 

      Quelques jours après son arrivée, les formalités administratives effectuées, Johannes revêtit sa tenue de travail, sur laquelle il accrocha un blason de garde assermenté. On lui fournit aussi une casquette, qu’il remplacerait plus tard par un feutre vert sombre. Il était devenu le gardien du domaine et le forestier des Sylves de Flore.

       M. Reynans précisa à Johannes qu’il ne désirait pas forcément interdire l’accès de ses terres aux promeneurs. Toutefois, selon les circonstances, il était nécessaire de leur signifier qu’ils se trouvaient sur un domaine privé. Il lui présenta des situations qui s’étaient déjà produites et que le garde allait devoir affronter bientôt. Il pouvait s’agir de naturistes, qui aimaient camper dans les prés, sans autorisation, mais aussi de braconniers peu scrupuleux ou de certains commerçants de la ville voisine, venus prélever une quantité excessive de champignons, saccageant au passage tous ceux qu’ils estimaient toxiques… De temps à autre, l’on rencontrait des personnes qui profitaient des beaux jours pour plonger dans les eaux dormantes des étangs, abîmant, sans le savoir, la flore et la faune fragiles des lieux…

       Demander à ces gens d’obtempérer ou les verbaliser à cause de leur entêtement représentait les tâches les plus ingrates pour le garde particulier. Toutefois, il se réjouissait à l’idée que son travail allait se dérouler, la plupart du temps, en pleine nature. Pour ses déplacements dans le domaine, on lui confia un bel Anglo-Arabe, élégant et nerveux, à la robe sombre et brillante. L’étalon, qui répondait au nom de Zéphyr, avait autrefois remporté beaucoup de trophées. Or, il arrivait à un âge où il ne pouvait plus courir avec fougue. Chez M. Reynans, il pouvait encore vivre heureux de nombreuses années.

       Durant deux semaines, Johannes demeura dans la maison de maître, où il tissa peu à peu des liens avec M. Reynans. Il appréciait chaque jour davantage la présence de son employeur à la noble prestance, mais qui était toutefois doté d’une grande humilité. Lors de ce séjour dans la vaste demeure, le garde put appréhender certains aspects du domaine et de la famille Reynans.

        En 1965, Jean-François Reynans, lieutenant-colonel de l’armée de l’air avait, sous l’instigation de sa femme, Marie-Aurore, alors professeur de musique, décidé de mettre en place une table d’hôte et de réserver, au deuxième étage de la demeure, des chambres pour les commensaux. Ils engagèrent Marc Droua, cuisinier de formation, afin d’aider dans le service et dans l’élaboration des repas. Jeanne fut embauchée par la suite comme employée de maison. Le couple s’installa dans une partie de la dépendance du domaine.

       Le charme et le raffinement de la demeure, ainsi que l’aménité de Marie-Aurore et de Jean-François, séduisirent beaucoup de personnes et le bâtiment du temps jadis se transforma en un lieu d’accueil, prisé par les habitués ou par des gens de passage.

       Marie-Aurore n’avait que trente-sept ans lorsqu’elle quitta ce monde. Elle laissa un mari affligé, rongé par le chagrin, ainsi que deux enfants, dont Franck, l’aîné, qui avait été adopté à l’âge de cinq ans. M. Reynans désira honorer la mémoire de sa femme qui avait tant souhaité que leur maison devînt un lieu d’accueil. L’activité de table et de chambre d’hôte fut donc maintenue. M. Reynans, malgré la douleur, ne délaissa pas sa carrière dans l’armée. Sa sœur Béatrice, célibataire, vint habiter au domaine et se chargeait de l’éducation des enfants lorsque leur père s’absentait. M. Reynans confia entièrement à Marc et à Jeanne le soin d’accueillir les hôtes. Le couple sut accomplir ce travail avec dévouement. C’est ainsi qu’ils purent occuper une place notable dans la demeure. Ils y vaquaient comme s’ils se trouvaient chez eux. Les années s’écoulèrent, M. Reynans prit enfin sa retraite, à l’âge de cinquante-trois ans. Il fut heureux d’offrir plus de temps à sa fille, mais il avait encore du mal à contenir le caractère ombrageux de Franck. Il se pencha sur des projets qu’il avait à cœur et, notamment, sur diverses études concernant les milieux naturels.

        Un travail intensif de bûcheronnage attendait Johannes à l’extrémité de la propriété, où de grands hêtres déclinants menaçaient de tomber. Situés le long d’un chemin communal, ils devenaient dangereux pour les promeneurs, il fallait donc les abattre. Johannes était solidement bâti, sans pour autant être massif. Il aimait les efforts physiques et ce labeur ne le rebuta pas. En peu de temps, les arbres furent coupés et les troncs mêlés aux branches desséchées jonchèrent le sol forestier. Ce bois mort resta sur place afin d’accueillir peu à peu une vie foisonnante. Ainsi, divers décomposeurs tels qu’insectes et autres champignons serviraient de garde-manger pour une multitude d’oiseaux.

        Tantôt sur son cheval, tantôt à pied, Johannes découvrait, jour après jour, le vaste domaine des Sylves de Flore. Il appréciait ces instants où il s’imprégnait du charme de ces lieux auxquels il s’attacha très vite. Au bout de plusieurs semaines, il avait exploré une partie de la grande propriété, alors assoupie dans son dépouillement automnal. L’hiver désirait maintenant s’installer, avec ses journées mélancoliques et son ciel blafard, prêt à déverser les premiers flocons de neige.

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 © Isabelle Gimbault – Toute reproduction interdite sans l’autorisation de l’auteur.

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