Johannes, après avoir rencontré Flora, dans la grande maison de maître appartenant à la famille de la jeune femme, retourne dans son meublé de garde forestier, situé juste à côté de la demeure.
Une fois chez lui, il lui fallut plusieurs minutes pour s’habituer au décor impersonnel du lieu. Ses yeux, encore empreints du luxe subtil et intemporel de la maison de maître, furent saisis par le cadre dépouillé de son logis. Il retrouva sa chambre, aménagée au premier étage. Depuis la fenêtre, il scruta la campagne qui dormait, revêtue d’une blanche épaisseur soyeuse. Il contempla les hautes croisées de la vaste demeure. Il aimait parfois regarder dans cette direction quand, à la nuit tombante, se détachaient, devant les grandes ouvertures éclairées du salon, les silhouettes noires et découpées d’une rangée arbustes qui se balançaient au gré du vent. Ces profils sombres se dessinaient, au seuil des vaporeux voilages blancs, telles des ombres chinoises vacillantes. À ces moments-là, Johannes n’était pas mû par la curiosité, mais plutôt par un désir de contemplation. En effet, dans les soirs tourmentés de l’automne, il aimait plonger son regard dans ce décor, parce qu’il engendrait une intemporelle beauté de l’instant et le touchait profondément.
Une ambiance blafarde et mélancolique pénétrait dans la chambre et semblait atteindre le cœur de Johannes. Il s’allongea sur son lit, à même la couverture. La nuit précédente, son sommeil avait été agité et il ne tarda pas à s’endormir, lui qui d’ordinaire n’était pas un adepte de la sieste.
Une sensation pénétrante de froid éveilla Johannes. Il regarda l’écran du réveil électronique qui indiquait quatorze heures quarante-cinq. Il s’assit sur le bord du lit et tourna la tête en direction de la fenêtre. La clarté opaline et terne du jour avait encore faibli. De rares flocons tombaient mollement sous de sombres nuages. Il se souvint tout à coup du rêve qu’il venait de faire, un songe qui en évoquait d’autres, semblables. Il se trouvait dans une galerie, bordée d’ouvertures en arc brisé. Et une voix — toujours la même — l’appelait : « Johannes, Johannes… » Alors il s’en allait d’un pas alerte en direction de cette voix. Puis, tout s’estompait. Johannes se remémora aussi les mots qu’il avait entendus, le soir de son arrivée, et qui résonnèrent à nouveau dans sa tête « Tu me cherches, mais tu ne me connais pas… » Il ne comprit pas pourquoi il avait associé spontanément son rêve à ces réminiscences. Il se leva et se rendit dans la salle de bain. Il croisa dans le miroir son visage aux traits réguliers, mais il eut du mal à se reconnaître. Avec ses yeux clairs un peu las, ses cheveux bruns défaits, il ressemblait étrangement à une autre personne qu’il ne connaissait pas. Il tapota fermement sa joue du plat de la main, comme pour s’assurer qu’il s’agissait bien de lui-même et que l’image reflétée devant lui exécuta les mêmes gestes.
La faim commençait à se faire sentir, car il n’avait pas déjeuné. Puis il se rappela l’invitation de M. Reynans, consulta l’écran de son réveil et se dit qu’il n’avait pas le temps de prendre un repas. Après avoir changé de vêtement, il sortit prestement en direction de la grande demeure.