Vers d’autres horizons

FLORA DE LA FORÊT


Première partie

“Il faut aller si peu, mais si peu au-delà…”

Patrice de La Tour du Pin


Chapitre I

Vers d’autres horizons

      Le jour commençait à poindre. L’automne déployait ses ultimes teintes flamboyantes, écrasées par de lourds nuages qui courraient dans le ciel tourmenté. Johannes était affairé à charger dans sa fourgonnette des bagages, des paquets de diverses tailles, ainsi qu’un petit mobilier disparate et si modeste qu’il pouvait tenir dans le coffre de sa Renault 4 L. Il était sur le point de quitter la région dans laquelle il avait vécu depuis plusieurs années et s’apprêtait à prendre la route pour se rendre dans une contrée qu’il connaissait à peine. Cependant, il abandonnait sans regret son meublé, ainsi que son métier de garde-chasse qu’il n’avait jamais réussi à apprécier pleinement. Mû par le désir de changer d’horizon, il pressentait qu’il allait s’établir pour un long moment dans le village de Levansol où il espérait se faire embaucher comme garde particulier.

     Quelques semaines plus tôt, il était tombé sur une offre d’emploi qui avait retenu son attention. Le propriétaire d’un grand domaine, M. Reynans, recherchait un garde privé. Il exigeait aussi des connaissances plus poussées ayant trait, en grande partie, aux sciences naturelles. Intéressé, Johannes fit acte de candidature. M. Reynans lui téléphona et, après un petit entretien à distance, l’invita à se rendre au domaine en lui faisant comprendre qu’il avait de fortes chances d’être engagé.

     Johannes arriva à Levansol en tout début de soirée. Il gara sa camionnette sur le parking d’une place déserte, bordée de tilleuls dénudés. Une fois hors de son véhicule, il apprécia le calme du crépuscule et la solitude du lieu. Il se dirigea ensuite vers la lumière ouatée qui émanait d’un modeste bar. Il pénétra dans le café où des volutes de fumée bleue ondulaient dans l’espace. Deux clients, installés à une étroite table, jouaient à la belote. Une personne, derrière le comptoir, posa sur le nouvel arrivant un regard interrogateur en guise de bienvenue. Johannes le salua et s’enquit sur la route à prendre pour rejoindre les Sylves de Flore. L’homme, plutôt laconique, lui donna des indications assez nébuleuses. Johannes s’apprêtait à demander plus de précisions lorsqu’il vit venir vers lui un personnage très élégant, qu’il n’avait d’abord pas aperçu. Il avait en effet quitté un angle sombre de la pièce. La présence de ce dandy contrastait avec le lieu, que les éclairages blafards des plafonniers faisaient paraître plus ordinaire encore. L’homme, qui avait entendu la demande de Johannes, lui proposa de le suivre, car il s’apprêtait à se rendre, lui aussi, chez M. Reynans. Il régla sa consommation, salua le patron. Celui-ci, d’un ton persifleur, lui lança :

— Au revoir Christian. La prochaine fois, n’oublie pas de changer d’habit avant de venir chez nous ! On n’est pas chez Maxim’s ici !

     Les deux hommes sortirent, sous les ricanements des joueurs de cartes. Une fois dehors, l’inconnu se tourna vers Johannes, qui l’observait d’un air étonné.

— Mon vêtement vous surprend ? C’est vrai, il jure un peu avec l’endroit.

     Johannes sourit, comme pour acquiescer. Le dandy émit un rire bref et se justifia :

— Je suis musicien. Je reviens de la ville de M où j’ai donné un concert. Et je n’ai pas eu le temps de me changer… ou peut-être que je n’avais pas envie de le faire. J’avais un rendez-vous, dans ce boui-boui, avec une fille du village… Je suis arrivé à l’heure et pourtant je l’attends encore. Je dois me rendre à l’évidence, elle m’a posé un lapin.

     Il se mit à rire franchement avant de continuer, d’un air badin et désinvolte :

— Mais, comme on dit si bien : une de perdue, dix de retrouvées !

     Johannes l’accompagna jusqu’à son véhicule. La carrosserie noire et lustrée de cette luxueuse voiture, rangée sur la place, reflétait les diffuses lueurs du soir. L’homme s’y enfonça, démarra et attendit Johannes qui s’apprêtait à le suivre avec sa Renault 4 L.

     Au bout d’un bon kilomètre, ils quittèrent la route asphaltée et empruntèrent un chemin de terre. De part et d’autre, Johannes discernait, parmi les ténèbres bleutées, quelques lumières disséminées provenant de rares habitations perdues dans les bois. Elles apparaissaient de manière sporadique puis s’évanouissaient derrière les silhouettes découpées des arbres, d’un noir plus soutenu que celui de la nuit. Deux imposants pilastres, qui encadraient une majestueuse grille béante, et soudain éclairés par les faisceaux des phares, se profilèrent dans la pénombre, l’espace d’un instant. Une large allée guida les voitures jusqu’à une aire dégagée, située en contrebas d’un talus surmonté d’une haie d’arbustes à demi dégarnis.

     Johannes, un peu fourbu, sortit de sa fourgonnette. Il sentit alors un vent frais et amical lui caresser le visage, comme pour lui souhaiter la bienvenue. Il resta debout, à profiter du grand air qui soulevait les feuilles mortes dans un bruissement léger. Il fut très vite rejoint par l’inconnu qui le précéda et continua d’un pas alerte. Ils grimpèrent le long d’une allée étroite, dépassèrent la haie. Soudain, une vaste étendue de nature se dévoila devant eux. Non loin d’eux, se dressait, comme dans un songe, une élégante bâtisse que la lune dardait de ses rayons opalescents. Il émanait de cet endroit une étrange mansuétude qui captiva d’emblée l’âme de Johannes.

     Quand ils atteignirent le seuil de la demeure, le dandy annonça :

— Comme vous devez vous en douter, nous voilà arrivés chez M. Reynans. Voici l’entrée. Je suppose que vous n’êtes jamais venu ici… Vous comptez y rester quelque temps ?

— Je ne sais pas encore, peut-être plusieurs années, si tout se passe bien… J’espère être embauché en tant que garde particulier.

— Ce serait une bonne chose que de travailler pour M. Reynans. Mais, on parle sans s’être présentés : je m’appelle Christian, je vis ici une partie de l’année.

     L’homme serra la main du nouveau venu d’un geste franc et cordial.

— Moi, c’est Johannes. Je vous remercie de m’avoir si aimablement guidé.

— Mais de rien… Vous devez sonner là. C’est l’entrée principale. Je vous retrouverai peut-être plus tard.

     Il longea la façade et disparut à l’angle de la demeure. Johannes contempla un instant la solitude de la nuit, nimbée d’une clarté opaline. Il consulta sa montre qui indiquait dix-huit heures, constata qu’il était en retard, puis posa son doigt sur la sonnette. Il patienta tout en explorant du regard l’auguste porte d’entrée sur laquelle pendait un antique heurtoir en laiton patiné. Enfin, quelqu’un vint lui ouvrir. Johannes se présenta, expliqua le motif de sa présence. L’homme, qui ne semblait pas être le propriétaire, l’invita à pénétrer dans la demeure.

     À l’intérieur régnait une ambiance chaleureuse et singulière. Le grand hall d’entrée donnait sur un séjour où un luminaire, posé sur un buffet en noyer, dégageait une lueur feutrée. Un parfum de bois ciré flottait dans l’air, discret, mais tenace. Johannes suivit l’homme et se retrouva dans un spacieux salon, meublé avec élégance. Un large canapé, d’un blanc satiné, ainsi que des fauteuils assortis, accueillait toutes sortes de coussins qui formaient des camaïeux de tons clairs. Johannes fut invité à attendre M. Reynans qui n’allait pas tarder à arriver.

     Une fois seul, Johannes, qui avait conduit une grande partie de la journée, profita de cette tranquillité et du confort de son assise pour détendre ses membres engourdis. Un effluve d’iris, à peine perceptible, s’éleva. Johannes se complut à respirer ce parfum subtil. Il inspectait la vaste pièce, chargée d’une atmosphère sereine et intemporelle. Sur les tentures crème, encadrant les hautes fenêtres, dansaient de pâles arabesques florales. Le sol, couleur ivoire, était recouvert, par endroits, de tapis aux tons sable sur lesquels s’enchevêtraient de discrètes volutes. Au fond trônait un majestueux piano à queue blanc. Johannes se dit alors, comme s’il s’était agi d’une évidence, que cet instrument de musique ne pouvait, en ce lieu, qu’arborer cette couleur.

     Johannes, dont l’esprit devenait quelque peu indolent, se mit à songer à tout ce qui avait constitué sa vie jusqu’à ce jour. Et il éprouva un sentiment de vacuité. Il n’arrivait pas à analyser ce ressenti, maintes fois rencontré au cours de son existence, qui représentait pour lui quelque chose de nébuleux et de pénible. Ces sentiments lui échappaient, il ne pouvait les sonder clairement. Ses pensées se fixèrent ensuite sur l’instant présent. Il avait plus d’une heure de retard et il craignait une réaction défavorable de la part de M. Reynans. Comment allait-il se justifier ? Il réfléchissait aux conséquences préjudiciables de cette situation, lorsqu’il entendit une voix qui le fit tressaillir. Un homme, sûrement le maître des lieux, lança un « bonsoir monsieur » à la fois affable et déterminé. Johannes se redressa vivement, retrouvant une attitude plus convenable. Un peu confus, il se présenta et formula des excuses. Mais M. Reynans ne parut pas prêter attention à son retard et n’insista pas davantage. Il proposa au nouvel arrivant de le suivre.

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 © Isabelle Gimbault – Toute reproduction interdite sans l’autorisation de l’auteur.

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