Vers d’autres horizons – suite –

FLORA DE LA FORÊT

Suite du chapitre I

     Ils quittèrent le salon, traversèrent la salle à manger, atteignirent un grand corridor d’où s’élevait un escalier en marbre, flanqué d’une altière rampe en fer forgé. Ils n’empruntèrent pas ces degrés, mais pénétrèrent dans une vaste bibliothèque située au rez-de-chaussée. M. Reynans s’installa devant son bureau, placé dans un angle de la pièce, il invita Johannes à s’assoir en face de lui. Il énuméra les qualités qu’il attendait de la part de son futur garde particulier. Ce dernier allait devoir effectuer un travail de gardiennage, mais il devrait aussi s’occuper du maintien des terres boisées du domaine, en grande partie sauvages, ainsi que de l’élagage et de la coupe éventuelle de certains arbres… Toutefois, M. Reynans précisa que la plupart de ces tâches spécifiques ne représenteraient pas une lourde charge. En effet, il désirait laisser la forêt se régénérer d’elle-même, car, expliqua-t-il, la nature n’avait pas attendu la main de l’homme pour prospérer et trouver un équilibre stable. Il n’aimait d’ailleurs pas que l’on s’employât à débroussailler et à défricher intempestivement les zones boisées. Il proposait de laisser les plantes et les arbres se développer de façon spontanée. Il refusait tous les procédés qui s’apparentaient à la sylviculture. La forêt du domaine, qu’il qualifiait de climacique, n’avait nul besoin d’être ainsi gérée. En de nombreux endroits, elle avait atteint une biomasse maximale en parfait équilibre.

     M. Reynans déplorait que les hommes intervinssent de façon excessive sur les milieux forestiers, car cela causait de grands dérèglements, un appauvrissement de la diversité végétale et animale, engendrait maladies et pullulations d’insectes. Enfin, il affirma qu’il s’opposait à la coupe méthodique des arbres morts, pratique qui relevait d’une certaine ignorance des écosystèmes. Ce bref exposé convint à Johannes qui n’avait pas l’habitude d’entendre de tels propos, même dans les milieux concernés par l’environnement, en cette fin des années 1970.

     M. Reynans ferma cette parenthèse et reprit la suite du programme. Il comptait sur son futur garde pour réaliser, avec sa collaboration, un travail d’exploration et de recensement de la faune et de la flore du domaine. Il coopérait régulièrement avec un groupe de scientifiques et de naturalistes et désirait être secondé par son nouvel employé.

     Johannes prit ensuite la parole. Il évoqua ses précédents métiers, énonça ses motivations et rejoignit M. Reynans au sujet de la gestion et de la protection des milieux naturels. Le maître des lieux, conquis, s’assura enfin que Johannes savait monter à cheval, comme cela avait été spécifié dans l’offre d’emploi. Sans attendre, il lui fit part de son intention de l’embaucher. Il se pencha sur la rémunération mensuelle du garde et termina par les formalités administratives.

     Lors de leur précédent entretien téléphonique, M. Reynans avait stipulé que le garde habiterait dans un meublé aménagé dans les communs du domaine. Cependant, ce logement n’était pas disponible d’emblée, car la chaudière venait de tomber en panne. Le chauffagiste avait promis de faire les réparations au plus tôt sans toutefois donner de date précise. Johannes s’enquit auprès de M. Reynans afin de trouver un hôtel pour la nuit dans le village ou aux alentours. Mais ce dernier l’invita à s’installer dans la maison de maître jusqu’à ce que la chaudière fût remise en état. Il accompagna le nouveau garde jusqu’au premier étage et s’arrêta au milieu d’un large couloir, où régnait une température plutôt fraîche. Il poussa une lourde porte moulurée tout en s’adressant à Johannes :

— En attendant de pouvoir vous installer chez vous, vous dormirez ici. C’est la chambre d’amis, réservée normalement aux habitués. Elle est très agréable, mais n’oubliez pas de garder les rideaux tirés pendant la nuit, car ils empêchent que l’air froid ne s’infiltre. Cependant, ne vous inquiétez pas, la pièce est bien chauffée. Il y a un bon radiateur avec un thermostat que vous pourrez régler à votre guise.

Il proposa à Johannes de venir le rejoindre pour le dîner :

— Je vous attends dans la salle à manger vers 19 h 30. Nous aurons de la compagnie. Vous savez peut-être que nous sommes habilités à recevoir du monde autour de notre table d’hôtes. Marc, qui vous a accueilli tout à l’heure, s’occupe, entre autres, de la cuisine, et il le fait très bien, vous verrez.

— Je vous remercie, Monsieur…

— Maintenant, je vous laisse tranquille. À plus tard.

     Johannes, resté seul, considéra un instant la personnalité de M. Reynans dont la bienveillance l’avait touché, lui qui s’attendait, à cause de son retard, à quelques remontrances, voire à être reconduit. Il ressentait déjà de l’estime pour cet homme. Il consulta sa montre et s’empressa d’aller récupérer dans sa fourgonnette une partie de ses maigres affaires. Il remonta les imposants degrés, constata alors qu’ils étaient fort usés et que certains étaient fendus. Il retourna dans la grande chambre, où l’air tiède contrastait avec l’ambiance froide du couloir, rangea au plus vite ses effets personnels ainsi que divers objets de toilette. Il parcourut ensuite du regard la pièce aux plafonds hauts, ornés de moulures décoratives. Les murs, enduits d’un revêtement satiné, rose-orangé très pâle, reflétaient la chaude lumière qu’un lustre, en fer forgé patiné, tombant sous une élégante rosace, renvoyait avec subtilité. De lourdes tentures gris perle, sur lesquelles s’enlaçaient des volubilis blancs, dissimulaient la haute fenêtre. Les meubles en noyer ciré, de style Louis Philippe, trônaient posément et semblaient posséder une âme. Tout un luxe sobre, délicat et suranné émanait de cette chambre, mais aussi de la maison tout entière.

     Johannes se rendit dans la salle de bain, attenante à la chambre à coucher. Il ouvrit le robinet, frotta ses mains avec du savon, croisa dans le miroir l’onde bleutée de son regard un peu las, scruta un instant les signes de fatigue qui se lisaient sur son visage, passa ses doigts dans ses cheveux bruns puis se déroba à son image. Il retourna ensuite dans la pièce principale, écarta les lourdes tentures et ouvrit la fenêtre. Un air frais pénétra soudain à l’intérieur. Johannes s’accouda et regarda en direction du rez-de-chaussée. Il devina, éclairé derrière des rideaux vaporeux, le salon où il avait attendu M. Reynans. Il se mit à contempler le paysage, caressé par la lumière argentée de la lune, où les noirs rameaux des arbres se découpaient en de nombreux endroits. Le vent commençait, par instant, à s’imposer avec plus de force. Des tourbillons de feuilles mortes s’élevaient du sol, tantôt avec mollesse, tantôt avec impétuosité. Le hululement insistant d’une hulotte résonna dans les ténèbres. Johannes aperçut, au cœur des bois sombres, un faisceau lumineux, qui semblait provenir d’une lampe torche, dont la clarté jaillissait, s’estompait pour reparaître plus loin et s’évanouir de manière définitive. Johannes se demanda qui pouvait bien passer par ces bois, au milieu des ténèbres et du vent. Il regarda sa montre, referma la fenêtre, tira les rideaux et se dirigea vers la porte qui donnait sur le couloir. Il frôla un large bureau, placé entre le mur et le lit, chargé de livres et de documents divers. Il fit tomber une liasse de feuilles qui dépassait légèrement du meuble. Il s’accroupit pour ramasser les pages dactylographiées et numérotées, éparpillées sur le sol. Il constata d’emblée qu’il s’agissait d’un ouvrage en vers. Il parcourut les titres puis s’arrêta sur un poème intitulé Flora de la forêt qu’il se mit à lire avec attention :

Flora aux gestes souples

Et aux douceurs diaphanes

Aime les escapades

Et la candeur des bois.

D’un pas discret, Flora

S’en va par les chemins,

Telle une nymphe va

Évoquer son destin

Au temps qui se dérobe,

Avec les mots troublants

D’une jeunesse probe,

Exaltée par les chants

De Flora, l’irréelle,

Aux douces inflexions,

À la voix sensuelle,

Vibrante d’émotion.

Jeune fille sauvage 

Aux lèvres incarnates,

Au teint immarcescible

Et au regard de vierge

Cherchant la mansuétude.

Flora de la forêt,  

Des chemins et des prés,

Fleur d’un monde subtil

Tout juste épanouie,

Éternelle beauté

De l’ombre évanescente,

À jamais disparue

Tout au fond des bosquets,

Dans les arbres habités,

Où parfois le soleil

Verse de chaudes larmes de lumière.

          Ce poème captiva Johannes qui imagina, l’espace de quelques secondes, cette jeune fille se mouvant avec grâce dans les bois, sous les rayons dorés de l’astre du jour qui filtraient à travers les frondaisons… Cependant, il se reprocha bien vite de rêvasser ainsi, abandonna ces considérations et ramassa avec promptitude les dernières feuilles qui gisaient sur le sol pour les replacer sur le bureau. Il se demandait s’il avait bien fait de lire ce poème. Car l’auteur n’avait peut-être pas le désir de faire partager ses écrits. Il connaissait des personnes qui aimaient coucher sur papier des vers ou de la prose uniquement pour leurs proches et ne voulaient pas, par pudeur, que leurs textes fussent diffusés dans un cercle plus élargi. Cependant, Johannes délaissa bien vite univers onirique et autres réflexions pour s’en aller rejoindre M. Reynans.

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 © Isabelle Gimbault – Toute reproduction interdite sans l’autorisation de l’auteur.

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